L'ethnologue avait rendez-vous ce jour-là avec les habitants d'un hameau du Cher.
« Marcel, prend ton cache-col et couvre-toi bien, lui dit sa mère le matin, j'ai entendu qu'il neigeait là-bas.
- Mais voyons, je vais dans le Centre, pas le Massif central !
- Ah bon, c'est différent ? »
Arrivé sur place, il frappa à la première maison.
« Bonjour, comme je vous l’ai expliqué au téléphone, j’enquête sur le berrichon qu’on dit « de souche » et j’aimerais connaître votre histoire, vos origines…
- Ah ben nous c’est pas compliqué, on s’est rencontrés à Paris, lui il arrivait d’Italie, et puis là nous sommes partis travailler à Bruxelles, et on a acheté cette maison dans le hameau où
vivaient déjà nos parents, pour notre retraite.
- Vos parents sont berrichons, alors ?
- Oui, enfin si on veut, mes parents sont nés en Normandie, mais ça faisait trente ans qu’ils vivaient ici, alors je ne sais pas si on peut dire qu’ils sont berrichons…
- D’accord. Et sinon, quels sont les anciens du hameau ?
- Allez voir l’homme à la maison bleue, c’est sans doute un des plus anciens, avec le Portugais.
- Le Portugais ? Un berrichon, donc ? »
Après avoir passé un long moment dans la maison bleue, Marcel l’ethnologue savait tout sur les façons de réparer une mobylette en Roumanie, mais il n’était guère plus avancé dans son enquête.
L’homme à la maison bleue avait habité longtemps une chambre de bonne parisienne avant d’aménager cette écurie. Quand au Portugais, absent ce jour-là, il était bel et bien portugais.
Il croisa un jeune couple avec enfants, vélos et brouette. De vraies petites berrichonnes en fleurs, se dit-il.
« Berrichons, nous ? Oui, si l’on considère que nos enfants le sont, enfin pas celle-ci, elle est née dans la Nièvre, pouah ! Sinon, on est aussi un peu ch’tis, normands, mayennais, breton, et
si ça trouve j’ai du sang espagnol, mais ma mère ne m’a pas tout dit là-dessus…
- Mais il n’y a donc pas un seul berrichon ici ! »
L’ethnologue leva les bras au ciel.
« Allez voir plus bas, au Petit Chevaize. Y’a Jo et ses voisins, ça fait un bon bout de temps qu’ils sont ici. »
Au Petit Chevaize l’attendait une adorable maison à pans de bois, deux petites habitations accolées, dans les bras l’une de l’autre. Dans la première, Jo le reçut avec un vrai café.
« Moi ? J’ai vécu à Paris, j’étais serveuse dans les bistrots… »
Encore raté, se dit Marcel. « Et vous aussi avez acheté cette maison pour votre retraite ?
- Non, c’était la maison de mes parents.
- Des berrichons ?
- Ben… oui. Mais ils sont arrivés après mes voisins.
- La maison d’à côté ?
- Oui, maintenant c’est une résidence secondaire. »
C’est ainsi que l’ethnologue découvrit que les seuls véritables berrichons de Chevaize étaient des « parisiens » du 93.
Ma foi, voici une belle leçon de socio-ethnologie. Il ruminait déjà son article, quand son pied heurta la chaussée qui était à cet endroit irrégulière. Il fut soudain assailli par la sensation
familière de « déjà vu » et, déterminé à ne pas la laisser s’échapper cette fois, il analysa longuement ce que pouvait déclencher en lui cette félicité que lui faisait éprouver cette
petite route dont l’enrobé était à cet endroit complètement faïencé, quand soudain, dans l’édifice immense du souvenir, il identifia que ce qui le rendait si heureux dans cet endroit que son esprit
avait enfin reconnu pour familier était la certitude aveuglante que oui, il n’y en avait qu’un et que c’était lui, le Berrichon retrouvé.